Carnet de voyage d'une psychologue
Dernière mise à jour : 26 juin 2020
L’avion est au sol. L’hôtesse de l’air vient de nous annoncer qu’un problème technique nous maintiendrait à terre pour la prochaine demi-heure. Je viens de passer 10 jours sur une île au sud de la Norvège. Chaque matin j’avais pour seul objectif de me plonger dans les eaux glacées de la mer du nord et de boire mon café brûlant à peine sortie de l’eau. L’objectif atteint, le reste de journée pouvait se dérouler paisiblement…
En attendant que les soucis techniques de l’avion se règlent, j’en profite pour faire un peu de ménage virtuel sur mon téléphone ; j’efface les photos qui datent de 2014 et je quitte les groupes WhatsApp qui ne servent plus à rien. Dans les abîmes de mon téléphone je tombe sur une « to do list » faite il y a quelques semaines : « Prendre rendez-vous chez l’osthéo, payer facture, chercher demi-tarif, imprimer photo, réserver hôtel, appeler Caro… ».
A la maison j’ai pour habitude d’avoir ma liste de choses à faire pour la journée. Cette liste je la consulte plusieurs fois par jour : j’y trace certaines choses, j’en rajoute d’autres. Quand je pense à quelque chose à faire, je vérifie qu’elle soit bien notée sur ma liste. C’est un moyen pour moi de décharger mon cerveau, de mettre de l’ordre dans ma tête et de la libérer. Pourtant, quand je repense à mes journées sur l’île, ma tête était plutôt libre et mes to-do list carrément inexistantes.
Évidemment, que sur une île perdue le long des côtes norvégiennes, les contraintes quotidiennes et professionnelles ne sont pas les mêmes. Pêcher le poisson du soir et écouter les mouettes sont des activités qui font rarement partie de la routine quotidienne, je vous l’accorde. Mais je ne suis quand même pas tout à fait sûre de pouvoir mettre entièrement la faute sur le travail et les activités de tous les jours. Je suis même assez certaine que je m’impose toute seule des to-do list qui n’ont pas leur place et qui au lieu de me décharger, augmente ma charge mentale.

Même si la plupart d’entre nous ne sont pas accros aux listes, nous en dressons tous. Dans un entretien avec le philosophe Bernard Sève, il explique comment les listes nous séparent de l’instant présent. « Elles ne renvoient jamais à l’instant où nous les rédigeons. Elles se tournent vers l’avenir, comme les to-do lists (« listes des choses à faire »), ou vers le passé, lorsque nous dressons la liste de nos amours ou de nos exploits, par exemple ». Ainsi, lorsque je note toutes ces choses que j’ai à faire je m’éloigne du moment présent.
Pourtant, il y a bien des choses que je DOIS faire, et les noter m’aide à être plus efficace. Comment faire pour conjuguer mon besoin d’efficacité avec ma présence dans l’instant ? En me posant la question, je suis allée faire quelques recherches. Je suis tombée sur l’article d’une psychologue américaine qui expliquait comment se défaire un petit peu de cette habitude de tout noter. Selon elle, il s’agirait de classer les choses selon l’urgence et l’importance des choses. Quelle est l’urgence de cette tâche ? Est ce qu’il y aura des répercussions négatives si je ne la fais pas ? Et est-ce que cette tâche est importante pour moi, est ce que j’y mets du sens ? Tout ce qui ne rentrerait pas dans une de ces deux catégories serait une charge mentale superflue.
Notre temps est précieux, ce n’est pas une grande nouvelle. Alors nous voulons le diriger, le dominer. Nous classons les priorités, nous mettons des obligations. Il nous faut le gérer au mieux de nos possibilités. En y repensant, je réalise que les to-do list ont fait leur apparition dans ma vie durant les mois où je me suis trouvée sans emploi. Dans une société qui valorise l’action et la suractivité, ma to-do list me permettait de remplir les journées et de me donner une certaine importance. Aujourd’hui je me questionne. Est-ce que c’est le nombre de choses cochées sur ma liste qui donne de la valeur à cette journée ? Ou est-ce que c’est la présence que je mets dans ce que je fais qui a de l’importance ? Réflexion un peu évidente, mais pas si simple à appliquer.

Je sais que nous sommes beaucoup à nous être fait la réflexion qu’en vacances, la notion du temps est différente. Vraiment, c’est déjà 14 :00 ? Je n’ai toujours pas appelé Caro ni imprimé les photos. Mais ce n’est ni important, ni urgent et je m’accorde le temps de ne pas y penser. Au contraire, sur mon île je m’accorde plutôt le temps de contempler, de réfléchir à mes relations, à mon lien au monde qui m’entoure. Je m’accorde le temps d’être, plutôt que de faire. Je réalise que toutes ces tâches à faire sont du bruit, une espèce de nuisance sonore qui m’empêche d’entendre autre chose, qui m’empêchent de penser. Le philosophe Bernard Stève va plus loin en disant que la notion du temps qui s’écoule nous confronte à la finitude de toutes choses. L’action, le « faire », les to-do lists tentent alors aussi bien que mal de combler l’angoisse de l’incertitude face au temps qui passe.
Etienne Klein, philosophe et physicien a fait une réflexion à ce sujet en disant que « le temps n’accélère pas ». Il est indifférent à nos agitations : une heure dure une heure, que nous la passions à jouer aux boules ou à souffrir mille morts. Le cours du temps ne dépend en rien de notre emploi du temps, ni même de notre perception du temps. Sur l’île norvégienne de Sommarøy, un débat sur l’abolition du temps a récemment eu lieu. Pour cette petite île d’un peu plus de 300 habitants située bien au-dessus du cercle polaire Arctique, la permanence du soleil les mois d’été et son absence les mois d’hiver ont poussé la population à se questionner sur l’utilité du temps.
Évidemment, l’utopie de Sommaroy est difficilement applicable mais il est toujours utile de se souvenir que l'obsession du temps, notre nécessité de le mesurer, de le contrôler, n'a « que » deux siècles et demi.